Le terme « Big data » est rentré dans le langage courant du monde de l’entreprise. Et la raison en est simple : le marché mondial des Big Data est estimé à plusieurs dizaines de milliards de dollars par an. Pourtant, bien que rarement évoqué, le secteur de l’agriculture est particulièrement concerné, car à la source d’un volume colossal d’informations valorisables. Comment ce secteur peut-il bénéficier des technologies associées au Big Data ? Quels sont les enjeux ?
Capter les données valorisables
À l’heure actuelle, le constat est simple : les agriculteurs doivent produire plus de nourriture en limitant le plus possible les ressources utilisées. L’humanité doit également consommer moins d’eau et utiliser moins de produits chimiques. Dans ce contexte, il est donc vital pour les exploitants agricoles d’optimiser leur croissance tout en réduisant les coûts, tandis que les consommateurs demandent une nourriture propre (pour parler d’une nourriture issue d’une agriculture utilisant le moins d’intrants, i.e de produits chimiques, possible) et bonne pour la santé. Par conséquent, l’industrie agricole recherche de nouveaux produits mais aussi de nouvelles pratiques associées aux nouvelles technologies. Et il semble que ces différentes exigences puissent être satisfaites grâce au Big Data.
À ce titre, le développement des capteurs sur les exploitations tels que les capteurs pluviométriques, anémométriques, tensiométriques, barométriques, les pièges à insectes, les capteurs d’humidité, les caméras ou encore les colliers connectés pour les animaux d’élevage, fait exploser le volume des données agricoles. On peut également mentionner les capteurs présents sur les engins agricoles tels que les capteurs de position, les accéléromètres, les capteurs de pression, de position, de niveau (cuves, ou réservoirs par exemple) et de contraintes. Il en résulte que les quantités d’informations produites et mises à disposition[1] des agriculteurs ont largement augmentées depuis quelques années. Ce gigantesque volume de données, c’est ce que l’on désigne par le terme de Big Data.
Les applications de ce Big Data concernent entre autres les semis, la protection des cultures, l’irrigation, la gestion des récoltes et du matériel ou encore l’élevage. Plus précisément, la gestion de l’eau, la fertilisation, le climat, la qualité du sol, les systèmes de protection des champs, la météo, l’état hydrique des sols, l’état sanitaire et végétatif des plantes, la qualité du lait, ou encore l’alimentation des cheptels sont parmi les innombrables données à disposition des exploitants agricoles.
Cette capacité à collecter les données promet un bon en avant considérable vers une agriculture dite « de précision », plus économe et plus verte, mais également une révolution scientifique dans la compréhension des relations agriculture-environnement-climat. De toute façon, les besoins sur ce marché sont inexorablement grandissants en raison de la baisse du nombre d’agriculteurs et, consécutivement, les superficies des exploitations sont amenées à être de plus en plus importantes.
L’agriculture pilotée par la donnée
La production agricole est une discipline complexe au sein de laquelle la biologie, les conditions météorologiques et les actions humaines sont en interaction permanente.
Dans un contexte de développement d’une agriculture raisonnée et contrainte par la limitation des ressources (naturelles ou chimiques), les exploitants agricoles ont rapidement adopté, en partie par obligation, de nouvelles technologies d’agriculture de précision au cours des dernières années.
Ainsi, une des premières technologies adoptée a été le GPS (Global Positioning System) dont les applications de géolocalisation et de collecte des données de position permettent entre autres un suivi précis des épandages d’engrais, du travail du sol, des semis, de la plantation de la vigne, des récoltes, ou encore de la cartographie des parcelles. L’intérêt de l’utilisation de cette technologie peut donc se mesurer en termes de productivité et de qualité du travail d’exploitation.
De nouveaux acteurs d’aide à la décision
Face à l’ensemble des possibilités offertes, le taux d’adoption des nouvelles technologies au sein du secteur agricole augmente continuellement, malgré les coûts d’achat élevés et la baisse des revenus qui en découlent dans un premier temps pour les exploitations.
Pour autant, concomitamment, les différentes données issues de l’exploitation agricole ne permettent pas directement de générer des indicateurs d’analyse pertinents. Les analyses et les services de conseil sont requis pour aider les agriculteurs à exploiter toutes ces données.
Il est en effet essentiel de coupler des outils de détection et de saisie (capteurs, drones, vidéosurveillance, applications, logiciels de gestion, …) générateurs des données, à des outils d’aide à la décision, qui croisent les données internes à l’exploitation et externes, afin de valoriser des informations de multiples données hétérogènes pour optimiser les actions de l’agriculteur.
Dans ce contexte, des nouvelles entreprises se créent et se spécialisent dans la collecte, l’agrégation et l’analyse de données. Leur objectif est de fournir aux exploitants des plans individuels afin d’être en mesure d’exploiter leurs terres de la façon la plus efficace possible en fonction des objectifs souhaités et des différentes contraintes environnementales.
L’intérêt d’utiliser des outils analytiques dédiés au secteur agricole a déjà été amorcé par des acteurs plus traditionnels, comme John Deere (société américaine spécialisée dans la fabrication de matériel agricole) ou Google qui, en 2015, via son fond de placement Google Ventures, devenait l’investisseur principal de Farmers Business Network (FBN), une entreprise américaine qui collecte et analyse du Big Data dans le domaine agricole. Le principe de fonctionnement est simple : les agriculteurs qui souscrivent à l’offre de FBN peuvent avoir accès, tout en y contribuant, à l’immense base de données partagées et produites par les agriculteurs eux-mêmes.
Parallèlement, et comme dans les autres secteurs en pleine transformation, on assiste à une profusion de startups qui proposent de nouveaux services et qui révolutionnent un modèle déjà bien en place. C’est le cas par exemple d’Airinov (entreprise Française), société de cartographie agronomique par drone utilisant des capteurs adaptés aux productions végétales. Ou bien la startup Weenat (entreprise Française) qui développe des capteurs sans fil à positionner dans les champs et qui permettent de mesurer et d’analyser les données climatiques en temps réel. Weenat propose des capteurs agronomiques connectés analysant précisément les sols ; ceci devant permettre notamment une limitation de l’utilisation des intrants[2].
Vers une agriculture de précision
Comme en médecine humaine, il est difficile aujourd’hui d’estimer cet incroyable potentiel du Big Data mais les impacts attendus de son utilisation en agriculture sont immenses. L’ensemble des données issues des capteurs (stations météo, pièges à insectes, tracteurs, drones, satellites, …) pourra, sans nul doute, doter l’agriculteur soumis aux aléas du marché, du climat et des crises sanitaires, d’incroyables outils de pilotage.
D’autre part, le Big Data promet le basculement vers une agriculture de précision, plus économe et plus verte, comme le souligne le rapport agriculture-innovation 2025[3] publié par le Ministère de l’Agriculture. On estime ainsi que 4 millions d’hectares pourraient être gérés à l’avenir en agriculture de précision en France (sur un total de 15 millions d’hectares de cultures annuelles), contre 150 000 ha actuellement.
Par ailleurs, la transformation de l’agriculture devrait donner lieu à de nouvelles idées. En effet, le développement des recherches dans les capteurs biologiques, dans l’intelligence artificielle et le machine learning permettront de réaliser de nouveaux traitements de l’information, de mieux détecter les signaux émergents et donc de mettre en place de nouvelles pratiques agricoles. Conséquemment, cette transformation de l’agriculture devrait faire émerger de nouveaux modèles économiques (bio-économie). Une nouvelle génération d’entreprises indépendantes utilise actuellement le Big Data. Il en résulte de l’émergence de nouveaux indicateurs, qui amènent à modifier les pratiques agricoles. Ce qui permet, tout en minimisant les coûts, de maximiser les récoltes.
Conclusion
Il y a un véritable enjeu économique autour de la question de qui est propriétaire de la donnée. Si l’agriculteur devient un « simple » utilisateur des données mais n’en n’est pas propriétaire, tout le circuit économique agricole peut en être modifié.
En dépit de la multiplication des solutions proposées et des avancées technologiques et environnementales qui se profilent, des inquiétudes subsistent chez certains exploitants, notamment en matière de protection des données. En effet, celles-ci fournissent une radiographie plus ou moins complète d’une exploitation à un moment précis et, parfois même, une évolution en temps réel. Un indicateur parmi d’autres permettant de démontrer l’enjeu autour du secteur des Big Data agricoles : aux États-Unis, le foncier est revendu 20% plus cher s’il est accompagné de ses données – la mémoire numérique de son potentiel et de ses utilisations.
Ainsi, la question épineuse se pose : qui sera maître de la donnée ? À cela s’ajoute le fait de savoir si les données seront revendues à des tiers, et si oui, quels usages pourront-ils en faire. Ces questions sont encore sensibles lorsque l’on sait que les données peuvent intéresser aussi bien les assureurs que les fournisseurs auprès de qui se ravitaillent les agriculteurs en produits et ressources. Des préoccupations d’autant plus vives que, comme nous l’avons vu, les poids lourds de l’industrie comme Google ou Microsoft se convertissent à leur tour au Big Data. Ceci associé au fait que le contrôle des données issues du monde agricole donne une vision précise, économique et stratégique, de la situation d’un secteur vital. Il en résulte donc une crainte que ces informations puissent échapper à la souveraineté nationale. Afin de prévenir ce risque, certaines actions nationales sont menées, comme par exemple, la création d’une charte sur l’utilisation des données agricoles rédigée par la Fédération nationale des exploitants de syndicats agricoles (FNSEA) en France. Cette charte devrait (i) permettre d’évaluer la conformité des contrats proposés aux agriculteurs et (ii) proposer une labellisation de ces contrats.
Au niveau Européen, les représentants des fabricants de matériels, fournisseurs d’intrants ou encore organismes de protection des végétaux ont édicté un code de bonne conduite sur le partage et l’utilisation des données agricoles. Ce code a pour objectif de clarifier les contrats entre les agriculteurs et leurs fournisseurs et d’offrir des garde-fous sur l’accès aux données et leur utilisation.
Afin de garantir de saines collaborations, les partenariats entre les entreprises et les exploitants agricoles doivent se faire dans la plus grande transparence possible. L’agriculteur doit ainsi pouvoir contrôler l’accès des tiers à ses données et bénéficier de l’exploitation qui en est faite.
En ce qui concerne les données collectées sur une exploitation (robot de traite, console du tracteur, …), l’agriculteur doit pouvoir être le seul habilité à choisir les utilisateurs de ses données et à leur délivrer l’autorisation de les revendre à un autre prestataire. Dans ce contexte, les PME nouvellement implantées sur ce secteur pourraient bien tirer avantage de ces contraintes en regards des poids lourds du digital dont la politique de transparence vis-à-vis des données (personnelles) collectées est systématiquement critiquée.
Contacts : Pascal Bally · Vincent Weber
[1] L’ensemble des données sont produites sur site et certaines de ces données permettent à l’agriculteur d’intervenir en direct (les données issues des relevés effectués par les capteurs sur les engins agricoles par exemple). Cependant, la multiplicité des données issues de l’exploitation nécessite un traitement statistique et informatique qui permet la production de synthèses analytiques de plusieurs ensembles de données, sans lesquels l’agriculteur ne peut avoir de visibilité sur les différentes actions (correctives ou préventives) à mener.
[2] En agriculture, un intrant est un produit apporté aux terres et aux cultures (engrais, fongicide, bactéricides, activateurs ou retardateur de croissance entre autres).
[3] Rapport agriculture-innovation 2025